Comment et pourquoi les codes du vin inspirent-ils d’autres univers produits ?
Dans cet épisode, Marie Mascré explore une question fondamentale : alors que les Français consomment de moins en moins de vin, que reste-t-il du vin dans la culture ? Où se niche-t-il encore ? Sous quelles formes peut-on le reconnaître ? Un épisode centré sur les codes du vin et leur persistance culturelle, malgré l’évolution des comportements de consommation.
Retranscription du podcast SOWINE Talks 101 du 06/11/2024
« Pourquoi parler aujourd’hui des codes du vin ? ». Le vin subit une baisse de consommation en France, et ce n’est pas un phénomène isolé. Pourtant, le vin conserve un certain nombre d’attributs et de codes particulièrement enviables, que l’on observe fréquemment repris ailleurs.
Plutôt que de s’interroger sur la manière dont le vin pourrait reconquérir ses propres codes, Marie a souhaité d’abord inverser la perspective : quels secteurs copient ces codes ? Lesquels sont repris ? Et pourquoi ?
Premier constat : les codes du vin participent toujours au rayonnement culturel de la France à l’international. Si l’on lançait un sondage mondial, peu de personnes sauraient peut-être situer Bordeaux ou la Bourgogne sur une carte. En revanche, beaucoup connaissent ces noms, et savent qu’ils appartiennent au monde du vin.
Bordeaux et burgundy sont même désormais intégrés au langage courant, notamment dans la mode et le design. Ces couleurs sont devenues des références universelles, à l’image du nuancier Pantone, ou dans les filtres de recherche sur les plateformes de vente en ligne. Ce phénomène témoigne du degré d’intégration culturelle atteint par le vin — fruit d’un processus long, amorcé dès le Xe siècle avec les moines bourguignons.
Cette construction repose aussi sur la présence de grands ambassadeurs du vin à travers l’histoire, à commencer par les rois de France. L’ouvrage de Jean-Noël Gougeon, Le Vin à la table des rois, montre comment les souverains, de Clovis à Napoléon, ont utilisé le vin comme plaisir personnel, mais aussi comme outil politique et diplomatique.
Ainsi, au fil des siècles, le vin est devenu un instrument stratégique : pour favoriser des alliances, mettre en valeur des territoires, ou encore incarner le prestige culturel français à l’échelle mondiale. Encore aujourd’hui, le vin reste le premier poste d’exportation agroalimentaire de la France, ce qui contribue à perpétuer la force de ses codes.
Cette aura singulière du vin inspire d’autres secteurs, qui reprennent ses codes pour en tirer une forme de légitimité culturelle, de sophistication ou de valeur ajoutée. Deux catégories se distinguent : les autres boissons alcoolisées et, plus largement, les produits alimentaires haut de gamme.
Premier exemple : le cidre. Ce produit, proche du vin par son procédé d’élaboration, a connu ces dernières années une véritable montée en gamme. Pour cela, il s’est réapproprié certains codes propres au vin : présentation des producteurs comme des « maisons », valorisation du terroir, mise en avant de parcelles, choix de bouteilles similaires à celles du vin, et étiquettes détaillées sur l’origine et la qualité du produit.
Un exemple marquant est le producteur Sassy, qui valorise la dégustation de ses cidres dans des verres à vin, propose des accords mets et cidres (sur le modèle des accords mets et vins), et soigne sa communication visuelle, notamment sur les réseaux sociaux. Le cidre gagne même en visibilité médiatique, comme en témoigne l’émission « On va déguster » qui lui consacre régulièrement des chroniques au même titre que le vin.
Autre exemple fort : la bière, principal concurrent du vin auprès des consommateurs. De nombreuses brasseries s’inspirent des codes du vin pour monter en gamme et s’inscrire dans un univers plus « premium ». Ainsi, un producteur néerlandais a ajouté du pinot noir à ses recettes, mis en place un processus de vieillissement sous-marin de plusieurs mois, et cible désormais la haute gastronomie.
Des brasseries innovent en intégrant les codes du champagne via la méthode traditionnelle d’élaboration, comme certaines maisons flamandes. La brasserie Cantillon en Belgique revendique, elle, un travail dans la durée, à travers l’élevage en barriques et l’élaboration de bières de garde. À Chablis, la brasserie Madame va jusqu’à inclure du moût de Chardonnay, s’ancrant ainsi pleinement dans l’héritage viticole local.
Enfin, les spiritueux ne sont pas en reste : cette catégorie puise elle aussi dans les codes du vin pour renforcer la perception de savoir-faire, d’histoire et de prestige, et notamment dans des approches d’anticipation et de narration plus poussées.
Spiritueux, saké, thés, cafés : les codes du vin essaiment au-delà de l’alcool. Les spiritueux s’approprient eux aussi les codes du vin avec de plus en plus d’audace. On observe l’émergence de nouvelles pratiques centrées sur la notion de terroir, le travail parcellaire ou encore le vieillissement en fût de vin – autant de techniques historiquement associées au monde viticole.
Des exemples concrets illustrent cette évolution : la maison Comte Louis a lancé une gamme de Calvados parcellaires, mettant en avant trois terroirs distincts. De son côté, la distillerie de rhum Nizon a élaboré son premier rhum parcellaire, Clos Godillot, issu d’une seule et unique parcelle de canne à sucre.
Les fermes-distilleries se multiplient également, défendant une démarche de la « ferme à la bouteille » dans une logique de valorisation du « sense of place » – ou sentiment d’ancrage au terroir. Des noms comme Roselières, Les Eaux de Glace, Waterford ou encore Renegade Rum incarnent cette tendance, qui infuse tout le secteur.
Le saké, boisson traditionnelle japonaise à base de riz, connaît lui aussi un renouveau, notamment en Occident, où il gagne en reconnaissance. Comme le vin, il est fermenté et non distillé, atteint un taux d’alcool de 15 à 16°, et peut se boire aussi bien seul qu’à table. Les producteurs japonais revendiquent désormais une approche terroir dans le saké, intégrant l’eau, le riz, le climat, les levures indigènes, les techniques de fermentation et bien sûr, les hommes et femmes qui façonnent le produit.
Un parallèle évident avec le monde du vin, confirmé par le parcours d’anciens Chefs de Caves champenois en particulier, dont Richard Geoffroy, ancien chef de cave de Dom Pérignon, qui a lancé au Japon son propre saké, IWA, en mettant à profit son expertise champenoise. Même démarche pour Hervé Deschamps, ex-chef de cave de Perrier-Jouët, ou Jean-Charles Vié, passé par Camus, qui se sont eux aussi investis dans le saké.
Autre acteur influent, Xavier Thuizat, chef sommelier à l’hôtel de Crillon, décoré du titre honorifique de « saké samouraï » au Japon. Dans un épisode de podcast SOWINE Talks, il explique en quoi le saké peut être un allié idéal dans les accords mets-boissons, notamment dans des contextes où le vin peut atteindre ses limites. Selon lui, certains sakés sont d’ailleurs conçus spécialement pour les amateurs de vin et de gastronomie, reprenant les mêmes exigences de rigueur et d’élégance.
Au-delà des boissons alcoolisées, les produits gastronomiques non alcoolisés intègrent également les codes du vin, à commencer par le thé. La marque Grand Jardin est positionnée comme une maison de thé pensée comme un domaine viticole, empruntant les codes visuels et narratifs du vin. Les « grands thés » y sont conçus pour accompagner la haute gastronomie, notamment dans les pays du Golfe où l’alcool est interdit. La forme de la bouteille et l’étiquette évoquent immédiatement l’univers œnologique.
Autre exemple avec Le Palais des Thés, et son concept-store L’Atelier du Vrac, a repensé l’expérience client autour du thé sommelier. Dans une « Théothèque » réunissant plus de 175 variétés, les experts (appelés « tea sommeliers ») guident les consommateurs via des ateliers pédagogiques, pour démystifier la préparation du thé en vrac et enrichir la culture du produit – un format très proche des pratiques de dégustation œnologique.
Impossible également de passer à côté du café, qui connaît lui aussi une transformation profonde, notamment avec l’émergence du café de spécialité. Cette tendance, inspirée du monde du vin, valorise l’origine des grains, les terroirs, les producteurs et les techniques d’extraction. Le café devient une expérience sensorielle et culturelle, où chaque tasse raconte une histoire.
Des marques comme L’Arbre à Café, pionnier français du café de spécialité, ou Café Coutume, qui affiche les notes aromatiques sur ses emballages comme le fait un domaine viticole sur une contre-étiquette, illustrent parfaitement cette montée en gamme. Momus, Café Caron, Cafés Belleville ou Terres de Café vont encore plus loin, en proposant ateliers de dégustation et formations à la dégustation, dans un esprit résolument œnologique.
Du café à l’huile d’olive, il n’y a qu’un pas. Et là encore, le vin trace une voie. L’oléologie, discipline émergente, reprend les codes de la dégustation œnologique. Comme on parle de crus dans le vin, on évoque aujourd’hui de grands crus d’huiles d’olive, avec des accords mets-huiles, des gammes mono-variétales, et une lecture sensorielle et terroirisée du produit.
Les exemples fleurissent : le Château des Doublons ou le Mas de la Dame dans les Baux-de-Provence, initialement producteurs de vin, ont diversifié leur activité autour de l’huile d’olive avec un travail sur le paysage, la préservation des oliviers multicentenaires, la réhabilitation des variétés anciennes, et une classification en fruité vert, fruité mûr, fruité noir, rappelant les trois couleurs du vin.
Enfin, cette porosité dépasse largement la gastronomie : le vin inspire la cosmétique, la mode et même l’automobile. Dans la cosmétique, la marque Caudalie s’est imposée comme pionnière. Issue d’une famille de vignerons, elle fait du raisin et de ses polyphénols la base de sa formulation. Le vocabulaire est directement emprunté au vin : Premier Cru, Vinopure, Resvératrol, autant de clins d’œil qui renforcent la filiation sensorielle et naturelle.
La mode s’en mêle aussi : la marque Nus, pensée pour les amateurs de vin, affiche une esthétique bourguignonne, un logo en forme de feuille de vigne, et joue sur les mots avec des mentions comme « mise en bouteille en 2016 » ou « vêtements pour épicuriens ». Une manière de revendiquer une culture, un goût, un art de vivre.
L’exemple le plus inattendu vient peut-être de l’automobile, avec Maserati. Pour les 50 ans du vin Tignanello, la marque a conçu un modèle hommage dont le design rend hommage à l’univers viticole. Peinture Terra di Tignanello, cuirs teints au marc de raisin, motifs évoquant les rangées de vignes, et même des détails historiques gravés au laser dans l’habitacle. En somme, une expérience multisensorielle à l’image du vin lui-même.
Et que dire de Microsoft, qui nomme son outil « WINE » (Windows Emulator) avec un logo évoquant une flûte de vin rouge. Une ultime preuve, s’il en fallait, que l’imaginaire du vin irrigue bien au-delà de son contenant.
Pourtant, à l’heure où les Français boivent de moins en moins de vin, ce glissement des codes soulève une question essentielle : le vin peut-il encore défendre sa singularité culturelle, alors même qu’il est copié dans ses formes, son vocabulaire, ses usages ?
Le paradoxe est là. Plus ses codes se diffusent, moins le produit vin lui-même est consommé. En 2024, les données confirment une consommation en chute, en particulier chez les jeunes générations, plus sensibles aux questions de santé, d’éthique ou de sobriété.
Et pourtant, jamais le vin n’a été aussi omniprésent dans l’imaginaire collectif. Il inspire, il structure, il rassure. S’il perd du terrain comme boisson quotidienne, il gagne en légitimité comme produit culturel, de dégustation, de partage, un peu à la manière d’un parfum ou d’une œuvre d’art.
Alors que faire ? Peut-être réaffirmer ce que seul le vin peut offrir : un lien au terroir, à l’histoire, à la main de l’homme. Revaloriser la dimension artisanale, paysanne, esthétique du vin. Et rappeler qu’il est bien plus qu’un alcool : un langage, une mémoire, une émotion. Le vin est peut-être moins bu, mais il est plus que jamais regardé, admiré, convoité. Sa culture continue de rayonner, même quand son verre se vide.
Le paradoxe est là, plus frappant que jamais : le vin n’a jamais autant inspiré… mais il n’a jamais été aussi critiqué. D’un côté, ses codes esthétiques, sensoriels et culturels sont repris par l’huile d’olive, la cosmétique, la mode, l’automobile ou même le numérique. De l’autre, sa consommation décline, ses bienfaits sont remis en question, et l’alcool dans son ensemble est de plus en plus perçu comme un fardeau sanitaire.
Le succès des codes du vin dans d’autres univers reste malgré tout intimement lié à la désirabilité du produit vin lui-même. Et aujourd’hui, c’est cette désirabilité qui vacille, sous l’effet de discours plus hygiénistes, de figures populaires qui revendiquent leur sobriété, ou d’études de plus en plus nombreuses insistant sur les effets délétères, même à faibles doses.
Pas de prohibition à l’horizon, mais une forme d’érosion douce : moins de jeunes boivent, et quand ils le font, c’est souvent avec culpabilité ou distance. La société valorise la sobriété, et la convivialité semble parfois devoir se passer d’alcool.
Mais le vin, ce n’est pas qu’un alcool. C’est une culture millénaire, une tradition, un langage. Et c’est là, peut-être, que se joue la vraie bataille à venir : réaffirmer ce que seul le vin peut incarner, dans un monde où sa substance même est remise en question.
On le voit avec les vins sans alcool, qui, pour exister commercialement, se raccrochent précisément aux codes traditionnels du vin : flacon, robe, vocabulaire, dégustation, cérémonie. Si les vins sans alcool ont besoin de ces marqueurs, c’est bien parce que la culture du vin reste porteuse de sens, de valeur, de beauté.
Le vin doit -et peut- se réapproprier ses propres codes. C’est même une nécessité, si l’on veut qu’il reste audible, désirable, pertinent dans une société en pleine mutation. Il doit les défendre, les faire vivre, non par la quantité bue, mais par l’expérience transmise. Il doit retrouver sa place comme boisson culturelle, sociale, émotionnelle, bien au-delà de sa teneur en alcool. Dans un monde pressé, connecté, aseptisé, le vin peut encore être un espace de lenteur, de lien, d’authenticité.
Parce que les codes du vin — cette manière unique de parler du produit, de valoriser le savoir-faire, les terroirs, les hommes et les femmes derrière chaque cuvée — sont aujourd’hui désirés, copiés, admirés par d’autres secteurs. On les retrouve dans l’huile d’olive, la cosmétique, la mode, la technologie… Et même dans le vin sans alcool, qui, pour exister, reproduit presque à l’identique le cérémonial du vin traditionnel.
De quels codes parle-t-on, au fond ? On parle d’authenticité, de qualité, de convivialité, de culture, de paysages, d’émotion. Autant de valeurs puissantes, que les consommateurs recherchent toujours, parfois sans même savoir qu’ils les associent au vin. Alors pourquoi ne pas les remettre au cœur du discours du vin lui-même ?
On l’a vu, le vin explore aussi d’autres univers, s’autorise à s’hybrider avec les codes de la bière, du soda, du parfum, voire de la mode. Et ça, c’est une bonne chose, car cela prouve qu’il est capable d’évoluer sans se renier. Mais pour que cette hybridation ne devienne pas dilution, il faut que le vin continue à revendiquer ce qui fait sa singularité.
Concrètement, cela passe par la capacité des marques à émerger, à raconter leur histoire, à mettre en avant leurs différences et à assumer pleinement leurs racines. Parce que le vin n’est pas qu’un produit : c’est un outil culturel, un langage, une expérience.
Dans un monde de plus en plus digital, plus pressé, parfois plus aseptisé, le vin peut encore être ce refuge de lien et d’authenticité, ce moment suspendu où l’on se retrouve, où l’on partage, où l’on se souvient.
Au-delà des tendances et des chiffres, le vin reste une source d’inspiration immense, pour la gastronomie, le design, la mode, le café… Mais surtout, il a cette capacité unique à inventer ses propres codes — des codes qui parlent aux sens, à la mémoire, à l’émotion.
C’est en cela que le vin reste, et restera, un produit à part.